Le barrage de la honte (G Mattei)


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Préface de Nicolas Hulot

 

Pour être franc je connais peu Georges Mattei. Je l’ai rencontré à deux reprises. Mais je lui accorde d’instinct une grande sincérité dans son engagement et une sensibilité qui fait sa force et sa fragilité. Il a le regard doux et la voix d’un sage. Son combat s’est mêlé à sa vie, sans retenue, au point peut-être d’y laisser sa santé. Il ignore la résignation et la trempe des résistants. Déterminé dans son action, modéré dans son jugement il se bat simplement par raison.

Je n’ai pas compétence pour apprécier tous les arguments techniques développés dans cet ouvrage. Avec l’obsession d’objectivité qui est la mienne, on ne peut que reconnaître qu’il y a là un travail solide. Il semble que la messe soit dite pour le barrage du Rizzanese. La Corse et les Corses ont, semble t-il décidé: l’ont ils fait en toute connaissance de cause? Pas forcément…Quoi qu’il en soit, les responsables politiques insulaires unanimes ont tranché. Dès lors que les règles du jeu ont été respectées, en démocratie, il faut savoir s’incliner.

Ce projet est une affaire interne, on me l’a suffisamment répété. Moi le pinzutu,j’étais prié de rester à ma place. Aujourd’hui que le choix est validé, l’exigence de l’amitié que j’ai envers cette île et ses habitants m’impose de confier mon immense sentiment de tristesse.

La passion que je porte à la Corse et l’espoir viscéral qu’elle échappe durablement au développement anarchique et irréversible que d’autres territoires partout dans le monde ont connu, m’oblige à livrer ce que j’ai sur le coeur.

Depuis près de vingt ans que je fréquente l’Alta Rocca, j’entends parler de ce barrage; et je reçois les arguments des uns et des autres. Pour les promoteurs souvent sincères du projet, celui-ci allait contribuer à l’indépendance énergétique de l’île et permettre l’irrigation dans la plaine de Sartène. Le chantier allait créer des emplois et avec la taxe professionnelle, l’économie de la région allait être transformée. Comment ne pas être sensible à cela, ici où les communes de montagne, sans industries, ne » roulent pas sur l’or ! Sauf que j’ai déjà entendu ce refrain ailleurs et que la réalité fut souvent décevante pour les locaux. Les emplois tellement spécialisés viennent de l’extérieur et la manne financière attendue, chacun en cherche souvent encore le parfum. Attention que l’effet ne désobéisse à la cause. Mais l’histoire ne se répète pas systématiquement.

Quant à l’apport énergétique, d’autres sources très concernées et expertes relativisent considérablement les perspectives annoncées. Le débit de la rivière est capricieux d’autant qu’une partie de ses eaux est déjà prélevée en amont pour alimenter le lac de l’Ospédale. Le temps du chantier, et il est probable que l’augmentation tendancielle de la consommation d’énergie ait absorbé la faible part de production de ce barrage. La solution, face aux réels besoin énergétiques de l’île, ma paraît être ailleurs et d’une autre échelle.

Sans me convaincre totalement de l’inopportunité de ce barrage, je reconnais avoir spontanément une réserve et une prudence face à l’enthousiasme des uns et surtout l’indifférence des autres. Je sais tant que le capital durable de l’île c’est son patrimoine naturel exceptionnel. Et que sans le sanctuariser, il faut le valoriser, le gérer, l’encadrer, le préserver. Toute l’économie de la Corse doit être prioritairement tendue vers cet objectif.

Pour le petit groupe d’opposants au barrage réuni derrière Georges Mattei la plupart des habitants du petit et magnifique village de Zoza, l’analyse était radicalement différente. Sans doute parce que directement concernés, ils avaient travaillé sur le dossier et en avaient, de fait, une lecture différente. Surtout aussi parce que la vallée du Rizzanese n’était pas pour eux une abstraction et que, culturellement, ils avaient avec cette rivière des liens très forts. Je ne vais pas prendre l’argumentaire développé ici même par Georges Mattei. Chacun se fera sa religion.

Je voudrais simplement vous dire les liens que j’ai tissés avec cette rivière et ses rives depuis quinze ans que je l’explore et l’arpente. Le Rizzanese est fils de l’Incudine d’où il dévale. Ces eaux fougueuses et limpides qui consacrent les noces du minéral et du végétal en cheminant, ont sculpté et dessiné à chaque courbe un tableau magnifique ; l’oeuvre du temps et du mouvement…De cascades en vasques, la rivière cristalline sinue entre des collines sauvages et boisées. Parfois elle s’étale au milieu de belles dalles lisses, paresse dans d’immenses bouquets de fougères ou s’accélère entre des blocs géants de granit. Anguilles, truites, libellules bleu cobalt, aigles royaux, cingles plongeurs règnent sur ce territoire qui fleure bon la menthe fraîche. Ici l’on respire la pureté des origines. Au bord, les aulnes et les saules jettent leurs ombres sur les eaux libres qu’ils semblent protéger. Sur les flancs, les chênes verts, les châtaigniers et les arbousiers dissimulent les traces du passé. Les piles d’un vieux pont, les marches sculptées, la roche usée par la roue, les aires de battage, les pierres chargées de mousse agencées par des mains laborieuses, tout flaire une histoire, une présence d’antan. Avant que la forêt ne fige tout, on a vécu et travaillé sur ces rives.

Ignorant du temps qui passe, le pêcheur, le randonneur, le rêveur que l’on croise parfois ont en commun ce regard apaisé et serein, mû par ce sentiment d’être un privilégié initié au secret du petit fleuve et de sa mélodie enchanteresse.

Quand, au printemps dernier, j’ai découvert cette plaie béante faite par les bulldozers pour accéder ai site, les larmes n’étaient pas loin. J’étais triste d’une telle beauté profanée, mutilée. Mais plus triste encore que mes amis corses, qui aiment si charnellement et singulièrement leur île, non seulement aient laissé faire mais en soient les décideurs. Je crains qu’au nom des mêmes arguments sociaux et économiques de court terme, on ne sacrifie demain, pas à pas, tous les sites naturels remarquables de l’île.

Victor Hugo disait « Il y a deux choses dans un monument, son usage et sa beauté. Son usage appartient à son propriétaire. Sa beauté appartient à tout le monde. C’est donc dépasser son droit que de le détruire ».. Puis-je me permettre d’affirmer que le Rizzanese est une des plus belles rivières au monde ! En la détruisant on commet un sacrilège, on touche au sacré. Il y a dans cette vallée une âme. De ces eaux émane une vibration universelle qui parle et émeut chaque visiteur, d’où qu’il vienne. C’est le langage de la beauté. Cette beauté indomptable et sauvage qui calme nos excès de civilisation. « Seule la beauté sauvera le monde » avait anticipé Dostoïevski. Oui la paix requiert de la beauté. Et la nature en est un réservoir inépuisable, comme la Corse en est un monument.

Demain, silencieusement, des milliers d’arbres, parfois très anciens, seront noyés. Des vestiges immémoriaux, traces d’une histoire qui forge le caractère d’un sol, sans peut-être une immense valeur archéologique, mais qui relient précieusement les générations, seront à jamais effacés. Un pan de vie délicat et discret sera soudainement anéanti, contribution supplémentaire et peu justifié à la grande crise de la biodiversité.

Deux cent millions d’euros pour détruire un cher d’oeuvre de la Nature que tout l’or du monde ne pourrait reconstruire. N’y a t-il pas là un déficit d’imagination qu’une telle somme a probablement engourdi!

On connaît le coût des choses, mais on en ignore leur valeur !

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